Le rôle de l’ingénieur dans la société, vu par Olivier Rey
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Olivier Rey, chercheur au CNRS, diplômé de Polytechnique (X1986), a tenu une conférence le 5 février dernier sur la dimension sociale de la science devant 200 élèves ingénieurs.
Le discours de Thomas Pesquet, parrain des promotions ingénieurs 2018, à l’occasion de la remise des diplômes précisait : « Avoir ce diplôme d’ingénieur ouvre des responsabilités qui sont aussi morales. À vous de renvoyer l’ascenseur à la société et de faire des choses utiles qui profitent à tous… »
Les réponses d’Olivier Rey, mathématicien, philosophe entrent en résonance avec ce discours. L’auteur de l’essai « Leurre et malheur du transhumanisme » (éditions Desclée de Brouwer), nous rapporte ici sa vision de la place de l’ingénieur et l’apport des sciences et des technologies à la société du XXIe siècle.
Quel message souhaitez-vous faire passer aux élèves ingénieurs ?
Olivier Rey : "L’université moderne, et avec elle tout le système d’enseignement, s’est structurée autour d’un partage entre d’un côté les sciences, de l’autre les lettres. La rigidité de ce partage a des conséquences nocives. Nous vivons dans un monde où la technologie prend de plus en plus de place, mais où rien n’invite ceux qui la développent, la maîtrisent ou la mettent en œuvre à s’interroger sur le monde qu’elle contribue à façonner.
Quant à ceux qui posent ces questions, leurs connaissances scientifiques sont généralement tellement réduites que leurs propos manquent de crédibilité. L’expérience montre qu’il est extrêmement difficile, pour quelqu’un qui n’a pas reçu de formation scientifique, d’arriver à comprendre ce qu’est une équation aux dérivées partielles, la transformée de Fourier ou un espace de Hilbert. Dans l’autre sens, le chemin demande des efforts, mais il est plus praticable.
De ce fait, les personnes qui ont une formation scientifique ne doivent pas attendre, dans une sorte de division du travail intellectuel, que les « littéraires » prennent en charge pour eux les questions qui intéressent la société dans son ensemble. Ils doivent s’en emparer – non pas pour régler les questions en scientifiques, mais pour les aborder en personnes qui ont des idées à peu près justes sur ce que sont les sciences et les technologies".
Quelle doit être, pour vous, la place de l’ingénieur dans la société ?
O.R : "Les techniques anciennes étaient des savoir-faire qui se transmettaient de génération en génération, avec de menus changements et améliorations, et qui étaient mises en œuvre à l’échelle de petites communautés. Les technologies modernes sont adossées aux sciences mathématiques de la nature, et sont mises en œuvre par de gigantesques appareils productifs. Pour la plupart des utilisateurs de la technologie, celle-ci fonctionne comme une magie : on appuie sur des touches, et on parle à quelqu’un qui est aux antipodes.
La différence avec la magie ancienne, c’est qu’il y a des personnes qui peuvent expliquer comment les choses se passent concrètement. Les mieux placées pour le faire seraient, normalement, les ingénieurs, assurent la jonction entre la science et les dispositifs matériels. La figure de l’ingénieur, une des créations les plus intéressantes de la modernité, devrait donc être centrale. Je déplore une tendance à son affaiblissement, par fragmentation – entre d’un côté les managers, qui brassent beaucoup d’air, de l’autre côté les techniciens, absorbés dans des tâches bien délimitées".
En référence à votre dernier ouvrage, comment pour vous, les apports technologiques n’apportent ils pas forcément une réponse aux questionnements et au bien-être de la "société" au sens large ?
"Des progrès continus de la technologie, on attendait encore, dans les années 1960, un allègement tout aussi continu de la peine des hommes. Le travail contraint et pénible devait occuper une fraction toujours plus faible du temps humain, au profit d’activités choisies et gratifiantes. Un demi-siècle plus tard, on s’aperçoit que c’est moins une société des loisirs qui est advenue qu’une société de la fatigue. Une des raisons tient au fait que nos technologies sont devenues trop puissantes. Trop puissantes pour respecter les équilibres naturels – de là les ravages infligés à la terre. Trop puissantes pour être ajustées à nos facultés naturelles – de là qu’en même temps que les technologies nous facilitent la tâche, elles nous épuisent, en nous faisant vivre dans des conditions et à des rythmes pour lesquels nous ne sommes pas faits. L’être humain devient le maillon faible du système qui était censé mettre le monde à sa disposition.
Mon sentiment est qu’il est dangereux de se détourner de la puissance, parce qu’on risque de se retrouver asservis par ceux qui auront continué à la développer. Mais il est également dangereux de ne compter que sur les technologies de puissance, qui reposent sur d’immenses chaînes logistiques qui peuvent se rompre. C’est pourquoi, à côté des high tech, il serait bon de développer aussi des low tech, beaucoup moins puissantes, mais aussi beaucoup plus robustes. Si les quantités de matière et d’énergie que les low tech mettent en jeu demeurent limitées, l’ingéniosité technique susceptible de s’y investir est quant à elle illimitée."
Comment se positionne, selon vous, la jeune génération par rapport à cette problématique ?
"Une des principales différences entre la modernité et ce qu’on appelle la postmodernité tient à un changement dans le rapport à l’avenir : la modernité croyait globalement à un futur toujours meilleur, la postmodernité ne sait pas de quoi le futur sera fait. Pareille incertitude me paraît très présente dans les jeunes générations. Il est difficile aujourd’hui de savoir s’il faut chercher à s’adapter du mieux possible au monde tel qu’il est, ou garder ses distances pour être prêt à toutes les éventualités. Ma réponse peut sembler une échappatoire, mais je dirais : les deux. De même qu’il ne faut pas dédaigner la puissance technologique, tout en développant des modes de vie qui n’en sont pas trop tributaires, de même, il faut prendre le monde tel qu’il est, parce que c’est celui-là qu’il nous est donné d’habiter, et être conscient que les données peuvent très rapidement changer."
Olivier Rey est chercheur au CNRS, et membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques. Diplômé de l’École Polytechnique en 1986, il y a enseigné les mathématiques. Aujourd’hui, il enseigne la philosophie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et essais.
- Une folle solitude : le fantasme de l’homme auto-construit (2006)
- Une question de taille (2014)
- Leurre et malheur du transhumanisme (2018)
Ouvrages que vous pourrez trouver à la bibliothèque de l’ISAE-SUPAERO